Jean Hegland – Toute l’Histoire
Durant les six derniers mois, j’ai pris connaissance du nombre d’avortements réalisés. J’ai pris connaissance des avortements légaux et illégaux. J’ai pris connaissance d’avortements qui étaient pratiqués dans le respect et le soutien, tandis que d’autres se déroulaient dans l’humiliation et dans d’affreuses conditions. J’ai appris que des femmes achetaient un ticket de loto sur le chemin de la clinique dans l’espoir qu’un numéro gagnant leur permettrait d’annuler la procédure, et j’ai appris que des femmes allaient danser le soir même de leur avortement.
J’ai entendu parler de femmes qui se sont senties plus puissantes grâce à la sensation de contrôle que leur donnait le fait de pouvoir choisir d’avorter, et j’ai entendu parler de femmes dont le soulagement d’avoir pu interrompre une grossesse qu’elles se sentaient incapables de supporter était tempéré par un profond sentiment de perte, voire même de deuil.
Toutes ces histoires sont vraies, racontées par ces femmes elles-mêmes, des femmes de tout âge, d’adolescentes à grand-mères, certaines que je viens seulement de rencontrer et d’autres qui sont de très chères amies que je connais depuis des années. On m’a confié toutes ces histoires parce que, il y a six mois, j’ai publié un roman dans lequel l’un des personnages avorte.
Comme son avortement joue un rôle important dans sa vie de jeune femme, j’ai jugé nécessaire d’inclure cette scène dans mon livre. Lorsque j’ai pris la décision de raconter un avortement fictif et ses conséquences, je m’attendais à ce que cela dérange – voire offense – certains lecteurs ayant une vision de cela différente de la mienne, soit parce qu’ils considèrent l’avortement comme un péché, soit parce qu’ils craignent que les sentiments de regret de mon personnage puissent être utilisés comme munitions par ceux qui souhaitent réduire nos droits liés à la procréation. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’était que ce récit incite tant de femmes à me raconter leurs propres expériences, partageant avec moi les circonstances insoutenables de leurs propres grossesses, leurs propres expériences de la procédure, et les sentiments ultérieurs qu’elles ont pu éprouver après ce qu’elles avaient fait.
De prime abord, il peut sembler un peu étrange que je n’aie pas anticipé un tel déferlement d’histoires. Après tout, plus d’un tiers des Américaines actuellement en âge de procréer auront subi un avortement avant la fin de leur période de fécondité, et un grand nombre de femmes ont tendance à trouver satisfaction et réconfort en parlant de leurs expériences les unes aux autres. De nombreuses femmes utilisent la discussion comme un moyen de créer du lien, mais aussi pour faire le tri dans leurs émotions, prendre des décisions et arriver à une compréhension plus profonde de leur propre vie. Lorsque les femmes sont ensemble, leurs conversations peuvent porter sur un large éventail de sujets, passant facilement du banal au profond, et couvrant des domaines potentiellement intimes et révélateurs sur leurs familles, leurs amours et leurs peines. Lorsque nous nous racontons nos histoires, nous nous confions nos échecs, nos déceptions et nos embarras. Nous décrivons nos ambitions et nos idées, et nous essayons de démêler nos réponses individuelles à un certain nombre de problèmes complexes, allant de l’apprentissage de la propreté à nos enfants jusqu’à ce qu’il faudrait faire à propos de la guerre en Irak.
Bien que, dans une situation appropriée, la plupart d’entre nous soient disposées à discuter de presque tous les autres aspects de notre vie reproductive, de sexe et de contraception jusqu’à l’accouchement et la ménopause, il semblerait que beaucoup d’entre nous soient très réticentes à évoquer l’avortement. Bien que 1,3 millions d’Américaines aient avorté l’année dernière, on ne m’a pas parlé d’une seule interruption de grossesse jusqu’à ce qu’Apaiser nos tempêtes soit publié.
Je ne crois pas que ce soit parce que ces avortements ne sont pas importants pour les femmes qui les ont subis. Souvent, un avortement peut servir de pierre angulaire, définissant ou catalysant d’autres décisions ou prises de conscience qui renforcent l’engagement d’une femme sur le chemin de vie qu’elle a choisi ou qui l’amènent à changer ce qu’elle fait. Et ce n’est pas non plus parce que l’on oublie cet acte qu’on n’en parle pas. De la même manière que l’avortement est une chose qu’aucune d’entre nous ne souhaite avoir à subir, je ne crois pas qu’une femme perde de vue le fait qu’elle a dû en vivre un. Je n’en ai pas encore entendu une seule dire « Un avortement ? Voyons voir… Je crois que je n’arrive pas à me souvenir si j’en ai déjà vécu un ou pas… ».
Je ne crois pas que nous soyons généralement si discrètes à propos de nos avortements parce que nous les considérons comme insignifiants. Je pense, au contraire, qu’il y a d’autres raisons à notre réticence à en parler. Tout d’abord, malgré les nombreuses propriétés curatives de la parole, il arrive que certaines expériences soient mieux honorées par le silence. Certaines pensées et certains souvenirs sont si intimes et privés, si puissants, si constitutifs de notre identité, qu’ils risquent d’être déformés par les dialogues les plus sensibles. Un choix, si chargé sur le plan personnel qu’un avortement, peut être une expérience que de nombreuses femmes peuvent hésiter à partager en dehors d’un cadre sûr et intime.
Mais il y a une différence entre la vie privée et le secret, entre honorer et respecter une expérience et prétendre qu’elle n’est jamais arrivée. Peut-être que la principale raison expliquant le silence des femmes sur leur avortement vient du fait que le sujet est devenu tellement polarisé par les supporters les plus zélés des deux côtés du débat juridique en cours que beaucoup d’entre nous ont pu avoir le sentiment qu’en racontant notre histoire, nous n’entrerions pas dans une discussion mais nous trouverions, au contraire, projetées nues en plein champ de bataille. Plutôt que d’exposer ce qui peut sembler douloureux – ou même sacré – au blâme et au ridicule auxquels nous craignons d’être confrontées si nous devions parler franchement de nos expériences et de nos sentiments, nous avons tenté de nous protéger par le silence, estimant que puisque nous ne pouvons pas savoir comment seront perçues nos histoires, il est plus sûr de ne pas les raconter.
La plupart d’entre nous sont aussi conscientes que tout ce que nous révélons sur notre propre expérience peut non seulement être utilisé pour nous fustiger personnellement mais également pour condamner l’avortement en général. Exprimer de la tristesse et du regret par rapport à la décision que nous nous somme senties obligées de prendre peut être considéré comme une preuve, non seulement que ce que nous avons fait est mal, mais que l’avortement en général est mal. D’un autre côté, exprimer de la gratitude et du soulagement après avoir réussi à échapper à une vie entière remplie de répercussions à la suite de la naissance d’un enfant dont nous ne nous sentions pas capables de nous occuper peut sembler tout autant critiquable.
D’un point de vue extérieur, notre satisfaction à l’égard de notre décision peut être perçue comme la confirmation que nous avons agi insensiblement, et nous risquons que notre soulagement soit exploité pour renforcer la position de ceux qui affirment qu’il est mauvais que les femmes aient accès à l’avortement.
C’est une double contrainte cruelle, et ce qui se perd dans cette lutte est, d’après moi, que beaucoup de femmes aspirent à la chance d’avoir un examen franc, honnête et approfondi d’une expérience complexe et profonde. Il y a autant de raisons de choisir d’avorter que de choisir d’avoir un bébé, autant de raisons de choisir de mettre un bébé à l’adoption que de choisir de l’élever. Vu de l’extérieur, certaines de ces raisons peuvent apparaître comme pleines d’amour et sages, alors que d’autres peuvent sembler peu clairvoyantes ou complaisantes.
Puisque l’avortement – comme la maternité – est un sujet personnellement significatif et culturellement chargé, il n’est pas étonnant que nous soyons réticentes à ce que nos motivations soient analysées et jugées par des personnes extérieures.
Il est honteux que nous ressentions le besoin de défendre – ou même d’expliquer – nos décisions d’avorter, tout comme nous devons défendre nos raisons d’avoir un enfant. Il est honteux de dire que « parce que je le voulais » n’est pas une expression adéquate pour justifier nos motivations de recourir à l’avortement ou d’avoir un enfant. Mais il est d’autant plus honteux de ne pas se sentir libre d’examiner nos motivations plus profondément et plus ouvertement.
Des décisions conscientes sont beaucoup plus susceptibles d’être prises si nous nous sentons libres de discuter et d’analyser nos propres pensées, sentiments et expériences, et si nous avons facilement accès aux pensées, sentiments et expériences d’autres personnes. Et cela a plus de chances de se produire si nous ne craignons pas les récriminations et les condamnations sur un sujet qui, pour beaucoup d’entre nous, sera déjà assez sensible.
De même que l’avis des «experts» qui ont précédé nous aide à prendre des décisions sur tant d’autres aspects de la procréation et de l’éducation des enfants, il nous serait très utile que l’avortement ne soit pas un sujet tabou. Je crois qu’il y a beaucoup de femmes qui aimeraient partager leurs histoires, et je suis certaine que nous aurions tout intérêt à les entendre. Nous devons pouvoir entendre parler de la situation d’autres femmes, de leurs décisions et des conséquences qui ont découlé de leurs choix. Et les personnes racontant ces histoires doivent se sentir libres d’exprimer leurs regrets, leur soulagement, leurs questionnements et leurs convictions sans craindre d’être condamnées ou punies.
Peut-être qu’une façon d’encourager cela est de travailler à recontextualiser nos compréhensions personnelles et culturelles de l’avortement. Dans le meilleur des cas, l’avortement a été considéré dans notre société comme un mal nécessaire, et nous avons généralement pensé que nos propres avortements représentaient un échec personnel et une honte. Mais dans The Sacrament of Abortion (Le sacrement de l’avortement), Ginette Paris nous rappelle que « l’avortement est […] une expression de la responsabilité maternelle, et non un échec de l’amour maternel ».
Malgré le sentiment de perte que beaucoup d’entre nous ressentent en avortant, nous devons garder à l’esprit que l’avortement est en fait l’expression de l’unique espoir pour une femme, pour sa propre vie et celle des enfants qu’elle a déjà peut-être eus, tout comme celle de ceux qu’elle pourrait souhaiter avoir dans le futur. Entre autres choses, l’avortement est une reconnaissance profonde de l’importance de l’éducation des enfants, une compréhension du fait qu’un enfant exige un engagement à vie et que ce genre d’engagement ne doit pas être pris à la légère.
Il y a dix ans, j’ai écrit un livre intitulé The Life Within : Celebration of a Pregnancy (La vie intérieure : célébration d’une grossesse). J’y examine la grossesse d’un point de vue scientifique et anthropologique, ainsi qu’à travers le prisme de ma propre expérience. L’écriture de ce livre n’a fait que renforcer ma conviction que la grossesse et la naissance sont les miracles ultimes, des cadeaux qui ne peuvent venir que d’une sorte de Grâce. Dans les bonnes conditions (et dans bon nombre de conditions considérées comme mauvaises), une grossesse est une affirmation de tout ce qui compte le plus. Comme l’a écrit Carl Sandburg : « Un bébé est l’opinion de Dieu selon laquelle le monde doit continuer. »
Mais un embryon n’est pas un bébé. Un embryon ne peut pas être bercé dans les bras de sa mère pour s’endormir. Un embryon n’a pas le menton de sa grand-mère ou les yeux de son père. Un embryon ne crie pas lorsqu’il a faim et ne développe pas d’éruptions cutanées quand ses couches ne sont pas changées. Un embryon est un potentiel bébé, et comme l’une de nos responsabilités fondamentales en tant qu’êtres humains est de choisir les potentiels bébés que nous sommes capables d’élever et ceux auxquels nous devons renoncer, nos opinions sur le sujet des bébés comptent aussi. Pour ceux d’entre nous qui le souhaitent, Dieu devrait certainement être invité à participer à la discussion. Mais je suis convaincue que nos opinions sur le sujet seraient beaucoup plus claires et fermes, que nos actions seraient beaucoup plus réfléchies, que nous serions plus respectueux et plus solidaires des expériences et des points de vue des autres et que beaucoup d’entre nous éprouveraient également un grand sentiment de soulagement et de cohésion, si nous n’étions pas tous si timides à l’idée de partager nos histoires.
Article paru sur le site de Jean Hegland
Traduction : Loriane Orsida & Victoire Neyraud