Avec cette autobiographie d'un genre résolument provocant, l'« Ogre de Budapest » (ainsi que le dénommait André Velter dans les colonnes du Monde) nous offre beaucoup plus que l'histoire de sa vie (1908-1988).
Si un livre peut en cacher un autre – ou plusieurs autres –, c'est celui-ci : que l'on pourra lire selon son humeur comme l'autoportrait d'une Europe (celle du cosmopolitisme danubien) promise à la ruine, comme le scénario d'un siècle frénétique évoqué en mille vignettes nostalgiques ou assassines, comme une odyssée des travestissements de l'esprit, comme un récit-labyrinthe où se télescoperaient les époques – et où Borges lui-même perdrait pied avec délices.
Au total, l'aventure exemplaire d'un intellectuel non conformiste de la Mitteleuropa né dans ce qu'on appelle la Belle Époque, qui manqua d'une douzaine d'années le tournant du millénaire (d'une mauvaise farce à l'autre) et qui toujours rua dans les brancards. Ce « roman vrai » (publié à Budapest l'année de la mort de l'auteur), signé par un génie baroque que la critique tour à tour égala aux plus grands (Rabelais, Proust, Joyce), figure aujourd'hui parmi les classiques de la littérature de l'Est.
Ajoutons qu'il est désormais une raison, particulière, de le lire jusqu'à plus soif : il tire le portrait posthume de cette Europe des confins qui incarna jusqu'aux années trente un vaste rêve de culture, de tolérance, de liberté (de libertinage) et d'insoumission. Szentkuthy nous rappelle ici comment nous avons, par lâcheté et sottise, étranglé la beauté. Et nous fait savoir, d'expérience, que la victime a quelques moyens de se venger.