Nous sommes tous des utopistes, c'est-à-dire des candidats enragés à la déception : du seul fait que nous espérons chaque soir, en nous couchant, que demain sera meilleur qu'hier. Incorrigibles sur ce point, et sur quelques autres... Surtout quand la folie nous prend d'aller un peu plus loin que demain dans nos rêves, de compter en années, en siècles, en millénaires. " Je suis un mauvais coucheur ", nous glisse entre les lignes celui qui parle ici (un romancier qui pour cette fois se cache - à peine - sous un pseudonyme, puisque les aveux intimes ont parait-il plus de sincérité lorsqu'ils se dissimulent sous le masque). On lui a promis pour cette fin de siècle l'Apocalypse et les lendemains qui chantent, tout cela à la fois... Et il voit s'envoler l'une après l'autre les feuilles d'un calendrier désespérément banal : celui de notre ordinaire folie. Eduqués à regarder l'existence comme un bien personnel qu'il nous faut préserver à tout prix si nous voulons en jouir, nous avons réussi à réduire la vie à une sorte de survie pourvue de quelques conforts, privée de toute merveille puisque désormais (croyons-nous) à l'abri du danger... Comme autrefois aux prêtres de la sainte Eglise, nous déléguons le soin d'ouvrir des perspectives à des spécialistes chargés de nous dire où nous allons - c'est-à-dire de nous mentir avec la haute conviction des sots. Ainsi délogés de chez nous - c'est-à-dire des demeures du doute -, nous nous faisons mieux que jamais les otages de l'antique destin, que nous refusons simplement d'envisager (ne parlons pas de chercher à en éclairer les avenues...). Alors que nous sommes toujours invités par vocation à prendre place à la table du mystère : invités à comprendre. On n'apprendra pas à nager en lisant ce livre. On périra noyé comme les autres, c'est possible. Mais à l'instant de couler par le fond, on se sentira un peu moins dupes. Qui ose proposer mieux ?